REPORTAGE

« A Istanbul, Après La Rue, La Jeunesse S’empare De L’info »

Rédaction
Antoine Harari
Thomas Epitaux-Fallot
Année
2016

Trois ans après les émeutes du parc Gezi à Istanbul, la jeunesse stambouliote a quitté la rue. La politique répressive du gouvernement Erdoğan semble porter ses fruits. A y regarder de plus près, les mouvements de contestation n’ont pas disparu, ils se sont réinventés.

Notre passage à Istanbul s’est déroulé quelques jours seulement après l’attaque terroriste dans le quartier historique de Sultanahmet. Elle avait fait une dizaine de morts, c’était en janvier dernier. Pour préparer ce voyage, nous avons pris contact avec des étudiants de l’Université de Galata. Situés à quelques centaines de mètres du quartier touristique frappé par les attentats, ces étudiants étaient aux premières loges. Comment jugent-ils la situation sur place ? Peut-on craindre d’autres attaques ? Quelles sont les informations qui circulent au sein de la population turque ? Au bout du fil, la confusion et le sentiment que les derniers informés sont les turcs eux-mêmes. « Pour en savoir plus, nous suivons les médias étrangers. Les mêmes que vous », répond Çagdas, étudiant en droit.

Dans l’heure qui a suivi ces attentats, les autorités turques ont imposé un « press-black-out ». Interdiction pour les médias de commenter les événements, de publier des images ou des vidéos. Les fournisseurs d’accès internet ont été contraints de freiner l’accès aux réseaux sociaux.
Cette réponse des autorités turques est chose courante et n’a cessé de se renforcer ces derniers mois, après la percée dans les urnes du parti kurde d’opposition HDP (Parti Démocratique des Peuples). Après les attentats d’Ankara en novembre dernier, mais aussi ceux de Dyarbakir et Suruç cet été, seuls les médias proches du pouvoir étaient autorisés à en parler. Les attentats terroristes en Turquie sont-ils un instrument au service de l’AKP, le parti du président au pouvoir ? De plus en plus d’indices semblent l’attester.

Une nouvelle génération de l’info

Dans ce contexte peu favorable au développement d’une presse libre, une nouvelle génération de journalistes émerge malgré tout. Parmi eux, Çapul TV. Armés de nouveaux outils de diffusion, ils s’emparent des sujets qui fâchent. Leur logo est un pingouin et rappelle qu’au lieu d’informer les citoyens au plus fort de la crise de 2013, les chaînes d’informations diffusaient des documentaires animaliers. Leur nom, « Çapul », veut dire « vermine » en Turque. C’est comme ça qu’Erdogan, le président islamo-conservateur, avait décrit les émeutiers du Parc Gezi. Çapul a été fondée la même année, au cœur des émeutes, au coin des barricades. Née de la rue, la rédaction compte y rester. Pour diffuser ses reportages d’informations, Çapul court-circuite les canaux de diffusion habituels. Suivie par des milliers de turcs sur les réseaux sociaux, la rédaction veut montrer ce que les médias traditionnels ne montrent plus: la Turquie est un pays à feu et à sang.

Cette Turquie à feu et à sang, Dunya* l’a vécue dans sa chair. En Novembre dernier, elle est à quelques dizaines de mètres de la bombe qui explose à Ankara et fait plus de 100 morts. Imprégnée par les mouvements contestataires depuis son enfance, cette étudiante en sciences économiques était déjà en première ligne en 2013, à la place Taksim. Elle avait seize ans. Quand elle nous parle de sa participation aux émeutes, elle raconte, comme si c’était normal, que sa mère était à ses côtés. Ensemble, elles ont appris à se cacher de la police. Ensemble, elles ont appris à se protéger des gaz lacrymogènes. Ensemble, elles ont appris à manier les armes de la rue.

Une jeunesse mi-révoltée, mi-résignée

A Taksim, les affrontements ont été très violents. La répression policière a été tellement brutale que, selon Dunya, elle a découragé les mouvements contestataires. Erdoğan a-t-il étouffé la révolte sous les coups de gourdins ? Depuis les événements de Taksim, une chose est sûre, le bilan est en sa faveur. La Turquie bascule dans un conservatisme à tout crin : partout dans le pays, les écoles de l’imam Hatip (tenant d’un islam radical) se multiplient, et les mosquées se construisent par centaines. Erdoğan appelle de ses vœux une Turquie nouvelle, jeune et pieuse. Dernier rempart à sa mégalomanie, la Cour Constitutionnelle qui a libéré deux journalistes de Cumhuriyet en attente de leur procès le 26 février dernier. En 2014, c’est déjà elle qui avait levé l’interdiction de twitter, souhaitée par les autorités.

Loin de l’image que le président turc se fait de la jeunesse de son pays, Dunya revendique l’héritage de Gezi. « Regardez, nous dit-elle en se tournant, le parc est toujours là ». Il serait donc faux de dire que les manifestations n’ont laissé aucune trace. Dans le quartier de Kadiköy, par exemple, sur la rive asiatique du Bosphore, une maison taguée attire le regard. Les Stambouliotes l’appellent « Don Quichote » car elle symbolise une scène alternative de plus en plus décomplexée. Repère pour artistes, rêveurs, penseurs, elle rassemble une jeunesse mi- révoltée, mi- découragée.

Le 19 mars dernier, Istanbul était une nouvelle fois la cible d’un attentat à la bombe. Bilan quatre morts. Çapul TV était en direct sur Periscope peu de temps après l’attentat. Dunia, qui emprunte quotidiennement la rue commerciale où le terroriste a fait exploser sa ceinture d’explosif, sent l’étau qui se resserre. Pour elle, la situation économique de la Turquie est bien pire que celle qu’on veut bien nous présenter. Qu’espère-t-elle pour le futur ? « J’espère qu’Erdoğan va se maintenir au pouvoir jusqu’à ce que la Turquie s’effondre. Comme ça, l’AKP ne pourra pas dire qu’il n’est pas responsable».

*prénom d’emprunt