REPORTAGE

« Des Pakistanaises Se Battent Pour Se Libérer Du Joug Patriarcal »

Rédaction
Antoine Harari
Thomas Epitaux-Fallot
Année
2016

Révolution Résolues à faire exploser la tradition qui les confine dans leur foyer, les femmes prennent des initiatives pour exister dans l’espace public. A la boxe, à vélo, à la terrasse des cafés, elles vont partout.

Au Pakistan, seule une femme sur quatre sait lire et écrire. Dans certaines zones tribales du nord du pays, l’éducation est tout simplement interdite aux femmes. Une femme a une chance sur quatre d’être mariée à 18 ans déjà. Au même âge, une sur dix est déjà maman. Dans cette république islamique grande comme vingt fois la Suisse, une bonne partie de la gent féminine est réduite à un espace confiné et strictement privé: son foyer.

Un endroit à l’abri des regards qui arrange bien cette société patriarcale. Les agressions envers les femmes sont régulières et rarement condamnées. Malgré les nombreux cris d’alarme lancés par des organisations non gouvernementales, les avancées sont rares et âprement combattues, notamment par l’élite religieuse. Dernier exemple en date, une nouvelle loi appelée «Punjab Protection of Women Against Violence Act» a été votée au printemps dernier dans la province du Pendjab, où vit la moitié de la population du pays. Elle établit qu’un mari ne peut pas frapper sa femme. Dans le cas contraire, des charges pourront être retenues contre lui, et il s’expose à être expulsé de son foyer.

L’espace privé doit rester sacré

Dans les jours qui ont suivi, une coalition de religieux et de partis politiques a déclaré la loi contraire à l’islam. Ils l’ont qualifiée de tentative de sécularisation du Pakistan et de destruction de l’institution familiale. Leur logique est la suivante: si tu frappes quelqu’un dans la rue, c’est un acte criminel. Si tu tapes ta femme dans ta chambre, tu es protégé par le caractère sacré de l’espace privé. Depuis, ils font pression sur le gouvernement pour revenir sur cette décision.

Malgré ce contexte extrêmement difficile, les femmes sont de plus en plus nombreuses à réclamer leur place au sein de la société civile et dans l’espace public. Entreprenantes, combatives, elles cherchent à faire tomber les barrières qui les cantonnent aux tâches ménagères – ce qui n’est pas simple dans un pays où elles n’ont pas le droit de conduire une moto et sont à peine tolérées comme passagères. Dans les métropoles pakistanaises comme Karachi ou Lahore, ce changement est palpable dans des domaines aussi variés que le sport, la santé ou encore les transports. Reportage auprès de quatre de ces initiatives.

«Plus tard, je serai boxeuse professionnelle»

Mardi, 14 heures, à Karachi. Début de l’entraînement au Shaheen Liari Boxing Club. Au fond de la salle aux murs craquelés, cinq punching-balls encore immobiles. Ils attendent les athlètes pour prendre vie et vibrer sous les coups de poing. Rien d’exceptionnel Ou presque: à l’entrée, une douzaine de jeunes filles troquent leur hijab pour des gants de boxe. La plus jeune, Arisha, a 9 ans. La plus douée, Anum, 16. Chacun des coups qu’elles portent au plastron de leur entraîneur résonne comme un avertissement au monde qui les entoure. «Plus tard, je serai boxeuse professionnelle», annonce fièrement Arisha.

Ouvert depuis huit mois, le club de boxe est situé dans un quartier de Karachi réputé pour son extrême pauvreté. Pour l’entraîneur, Younous Qambrani, ancien boxeur professionnel, «la boxe peut les sortir de la rue». Au Pakistan, sur les plus de 160 000 écoles primaires du pays, seul un quart est dévolu aux filles.

Sec, Younous Qambrani porte un T-shirt qui lui colle au corps et laisse transparaître une excellente condition physique. «Au cours des premiers entraînements, elles ne pouvaient pas faire un tour de salle sans être épuisées. Maintenant, elles courent pendant douze minutes sans s’arrêter» raconte-t-il. Un entraînement quotidien qui porte ses fruits. «La semaine dernière, on s’est déplacé au nord de la ville pour un tournoi. Résultat: on a rapporté les cinq médailles d’or.» Une razzia qui a suffi à asseoir d’un coup la réputation de ce petit club loin à la ronde. Le célèbre boxeur anglo-pakistanais Amir Khan, à qui le club est dédié, aurait même promis de leur rendre visite lors de son prochain retour au pays.

Pendant l’entraînement, les filles les plus âgées gardent le voile. A l’heure des duels, pas dérangées pour autant, elles font voler les coups. Après deux heures d’un entraînement intense, les jeunes filles quittent la salle de boxe, jus de fruits à la main et hijab sur les épaules. Dans les faubourgs grouillant de Lyari, ces jeunes sportives se sont très vite habituées à leur double vie: dehors elles portent le voile et se font discrètes, alors que, dès qu’elles entrent dans la salle, leurs uppercuts volent aussi vite que leurs éclats de rire.

Au Pakistan, les femmes conduisant une moto ou faisant du vélo sont une exception. Pourtant, un groupe de jeunes cyclistes, la Lahore Critical Mass, a décidé de braver cet interdit tous les dimanches.

Un matin, alors que Noor Rasheen pédale, deux hommes dans un rickshaw la prennent en chasse. «Ils m’ont demandé où j’allais seule sur mon vélo. Après plusieurs minutes de course-poursuite, ils m’ont coincée dans une ruelle, m’ont fait tomber et se sont enfuis», raconte la jeune fille. Abasourdie par la brutalité de ses agresseurs, Noor finit par tout raconter sur Facebook. Les réactions de soutien pleuvent, et le dimanche suivant, à Liberty, le quartier marchand de la capitale du Pendjab, une manifestation est organisée en réponse aux violences qu’elle a subies. Depuis, chaque dimanche matin, vers 10 heures, des femmes de tout âge convergent vers le rond-point au milieu du tumulte du marché de Gulberg. Elles font un tour dans l’enfer routier de la ville de plus de 15 millions d’habitants, munies de pancartes. Sur ces bouts de carton aux formats A4, les revendications, écrites en anglais, semblent d’un autre temps: «Viens t’asseoir sur mon vélo», «Prends ton vélo et donne aux femmes leurs droits», «Pédale pour combattre le patriarcat».

Sur la place, quelques hommes venus soutenir les manifestantes regardent le cortège s’éloigner et tenter de trouver sa place dans le trafic. Fasih, 22 ans, est venu avec sa bicyclette rouge, qu’il a prêtée à l’une des participantes. Il dénonce: «L’espace public a été réduit drastiquement pour les femmes entre les années 1980 et 2000. A cette époque, les religieux ont commencé à intégrer les organes du pouvoir. Mais, depuis une dizaine d’années, ils doivent compter avec des femmes de plus en plus déterminées. On les trouve dans l’administration, dans les banques, dans les cabinets d’avocats. Elles ne se laissent plus faire.» Après une petite demi-heure de vélo, la parade féministe prend fin sous les applaudissements des hommes et femmes restés sur la place et le regard ébahi de passants interdits. Mettant ses mains en porte-voix, Natasha, l’une des organisatrices, s’écrie: «Ça vous a plu?» Réponse de la foule: «Oui!» «Vous avez eu peur?» «Non!» «Alors à la semaine prochaine!»

Très largement majoritaires sur les bancs des universités pakistanaises, les femmes étudiant la médecine disparaissent des statistiques lorsqu’il s’agit d’exercer leur métier. Sur 70 000 diplômées, elles sont moins de 14 000 à pratiquer. Une situation critique qui a poussé Iffat Zafar, elle-même médecin, à agir en cofondant l’ONG DoctHers avec ses collègues Asher Hasan et Sara Saeed. «La plupart des femmes médecins cessent de pratiquer une fois mariées. C’est mal vu qu’elles ne restent pas à la maison s’occuper de leurs enfants», explique-t-elle. Installés à Défense, un quartier aisé de Karachi, les bureaux de Doct-Hers sont calqués sur le modèle des espaces de coworking modernes. Au milieu de la pièce, la salle de réunion est entourée d’une grande baie vitrée. Au-dessus d’un bureau design trône le ticket gagnant de la compétition Seedstars. Cet événement, qui se déroule chaque année à Genève, récompense les meilleurs projets de start-up des pays émergents. Cette année, DoctHers l’a emporté.

Au Pakistan, de nombreuses zones rurales et banlieues ne possèdent pas d’accès aux soins. La doctoresse Zafar a donc décidé de faire d’une pierre deux coups: grâce à un système de webcam, des femmes médecins peuvent offrir des consultations depuis chez elles aux patientes de ces communautés, qui se rendent ensuite dans la clinique Doct-Hers la plus proche de chez elles. «On corrige ainsi deux failles du marché: l’accès à des soins de qualité pour les plus pauvres et la réintégration de femmes professionnelles de la santé dans le circuit.» Iffat Zafar met en avant le rôle crucial joué par les infirmières sur place: «Elles sont les yeux et les mains de nos médecins. De plus, comme elles travaillent à l’intérieur des communautés d’où elles viennent, elles savent parfaitement comment mettre les patientes à l’aise.» Depuis l’ouverture de la première clinique en mai 2015, DoctHers a examiné plus de 15 000 patients, la plupart venant des quartiers pauvres de Karachi. Mais l’ambition de ses fondateurs ne s’arrête pas là. «Nous allons révolutionner le système de santé pakistanais», s’exclame Makya, responsable de la communication de DoctHers. Elle rajoute, d’un air de défi: «Et aucun homme ne pourra nous en empêcher.»

Geste anodin en Suisse: être une femme et s’asseoir à la terrasse d’un café. Au Pakistan, c’est loin d’être banal – ça ne se fait juste pas. De retour de leurs études aux Etats-Unis et choquées par les restrictions dont elles souffrent dans leur pays d’origine, Sadia Khatri et Natacha Ansari décident de fonder Girls at Dhabas.

Les dhabas sont l’équivalent de nos cafés, si ce n’est qu’on y boit surtout du thé. Ils sont souvent installés au pied d’un immeuble, le long d’une route bruyante, et il est rare d’y rencontrer des femmes non accompagnées d’un proche, un homme, forcément. «Lorsque je suis revenue au Pakistan, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas d’endroits où je pouvais passer du temps avec mes amies. A chaque fois que nous étions dehors, un homme venait nous dire de rentrer à l’intérieur parce que nous y serions plus «confortables», raconte Sadia.

Mais la jeune femme, rebelle, tient tête. Non seulement elle continuera de venir dans des dhabas, mais elle en fera le quartier général de son groupe féministe. Fin 2015, les deux jeunes filles lancent le hashtag #girlsatdhabas sur les réseaux sociaux. En quelques jours, il devient viral dans plusieurs pays du sous-continent. Au Népal, en Inde, au Bangladesh, des jeunes femmes se photographient seules dans des cafés. Plus qu’un souvenir, c’est un acte militant. Surprises et encouragées par le succès de leur initiative, Sadia et Natasha fondent un groupe féministe qui reprend le nom du hashtag. «Notre objectif? La réappropriation de l’espace public par les femmes», explique Sadia.

L’envie d’en découdre avec les mœurs de la société, Sadia l’a attrapée à l’adolescence. En grandissant, elle observe que ses frères gagnent en liberté. A contrario, sa zone d’indépendance se réduit. Pendant qu’elle apprend à mettre le voile, eux vont à la plage. «Au Pakistan, on fait un pas en avant et deux en arrière. Encore récemment, un restaurant a ouvert où tous les plats du menu sont des hommages à des agresseurs sexuels. Il y a le hamburger Mike Tyson, le Bill Cosby…» Aujourd’hui, Girls at Dhabas est composé de dix membres. Cinq à Karachi et cinq à Lahore. Autour du noyau central, elles sont une cinquantaine à graviter.