REPORTAGE

« Être un prof syrien à Istanbul: une voie sans avenir »

Rédaction
Antoine Harari
Thomas Epitaux-Fallot
Année
2016

Tout comme les médecins, les professeurs d’école syriens sont bien plus nombreux que la demande. Du coup, les places sont chères et la marge de manœuvre pour négocier un salaire décent est réduite

Ahmed a 28 ans. Originaire de Al Hasakah en Syrie, il a fuit son pays en 2012. Coincé entre les Peshmergas kurdes, ISIS et les forces loyales au régime, il a voulu éviter le service militaire, rendu obligatoire par les trois factions. Arrivé à Istanbul il y a 3 ans, il commence, comme beaucoup de ses compatriotes, par travailler dans une usine de textile. Très vite Ahmed s’ennuie. On lui propose d’enseigner et il accepte. Aujourd’hui arrivé au bout de son contrat, le professeur d’anglais ne sait pas si celui-ci sera prolongé l’année prochaine. Contrairement à ses élèves, Ahmed vit l’approche des vacances scolaires dans l’angoisse. Il reçoit comme salaire de l’UNICEF, 1000 liras (environ 300 francs suisses) mais malgré le fait que l’organisation internationale soit en charge de régler les salaires, ils ont parfois 3-4 mois de retard. Ahmed dort ce qu’il appelle un « Hôtel syrien ». Sur 5 étages, 70 jeunes hommes se partagent un espace restreint : ils sont 14 à s’entasser dans des dortoirs aux lits superposés.

De la main d’oeuvre bon marché

La plupart d’entre eux travaillent toute la journée dans des usines textiles. Si la solidarité prévaut entre ses syriens qui viennent de toutes les régions du pays, l’ambiance est morose. Alors qu’il nous montre son lit avec un mélange de gêne et de défi, Ahmed raconte : « Depuis 5 ans le soir avant de se coucher, il y a toujours un moment de silence. Chacun pense à la Syrie et rêve de se réveiller chez lui le lendemain matin ».

Alors que nous discutons, son collègue Jafar rentre dans la chambre. En marcel, sourire aux lèvres et poils qui dépassent de son poitrail, Jafar est un ancien étudiant d’archéologie. Originaire d’Alep, il est parti en 2013. Aujourd’hui, faute de perspective dans sa branche d’étude, il s’occupe de gérer l’hôtel. Fiancé depuis l’année dernière avec une jeune fille syrienne rencontrée à Istanbul, il désespère d’avoir un jour l’argent de l’épouser. Bien que leur moral soit atteint, Jafar et Ahmed tente de garder la face. Ils servent un Pepsi tiède dans des verres qui, eux aussi, ont connus des jours meilleurs. La cohabitation n’est pas toujours facile et la prudence est de mise. De peur de se faire voler Ahmed se déplace avec ses affaires sur lui en permanence. Une enveloppe de plastique bleue contient sa vie: un extrait de naissance, ses diplômes scolaires et les prochains cours qu’il prépare. La cohabitation entre les différentes nations arabes est parfois difficile. «La semaine passée un palestinien est parti en volant 2000 euros. Il a disparu d’un jour à l’autre» raconte-t-il, résigné. Il ajoute que les passeports syriens ont beaucoup de valeur : « Un égyptien ou un marocain qui nous volerait notre passeport peut le négocier pour 2000 dollars au marché noir ».

Le retour au pays comme leitmotiv

Jafar confie aussi croiser de drôles d’oiseaux. « Nous avons eux deux marocains qui voulaient rejoindre ISIS le mois passé. C’est un business très lucratif. Mais pour finir, ils n’ont pas réussi à franchir la frontière alors ils sont rentrés chez eux », lâche-t-il nonchalamment. La plupart des résidents gagnent la même chose qu’Ahmed. « Le loyer nous coûte 350, puis nous dépensons environ 200 pour la nourriture et le reste nous l’envoyons à nos familles restées sur place». Lorsqu’on demande à Ahmed combien de temps il pense rester à Istanbul, la réponse fuse: «Dès que la guerre s’arrête je serai le lendemain dans un bus pour la Syrie ».

Les semaines passent et la situation s’enlise. L’année scolaire a pris fin et le contrat d’Ahmed avec. N’ayant plus de revenu et ne retrouvant pas de travail, il a du déménagé dans la partie asiatique d’Istanbul avec son frère. Confiant malgré la situation difficile qu’il endure, il nous raconte par Whatsapp, un smiley à la clef : « J’aime bien les difficultés, elles ne me font pas peur, c’est là que cela devient intéressant.. »