REPORTAGE

« Le Don Quichotte de la Communauté Rom »

Rédaction
Antoine Harari
Thomas Epitaux-Fallot
Année
2016

Depuis six ans, Mugur Varzariu se bat pour que les Roms soient reconnus comme des citoyens à part entière en Roumanie. Un combat qui lui est tombé dessus un peu par hasard mais qui a fini par définir son quotidien.

Mugur parque sa voiture au bout d’un chemin en pierre. Le genre de petit chemin en pierre qu’on ne voudrait pas devoir emprunter tous les jours pour rentrer chez soi. Au loin, derrière des fourrés, deux tours de bétons, laissées inachevées. Tom et moi suivons Mugur sur cette langue de terre entourée par la mer noire. Nous sommes à Eforia, dans les environs de Constanza en Roumanie, aux confins de l’Europe.

Au loin, on entend quelques cris d’enfants et du Manele, un style de musique courante chez les Roms. « Mugur » ! « Mugur » ! Les enfants ont reconnu le photographe et se précipitent dans ses bras. Derrière eux, court un grand chien blanc qui ressemble à un loup. Et derrière les hautes herbes, on peut maintenant apercevoir ce qui sert de campement à ces familles roms. Tout autour de quelques maisons délabrées ; des ordures, des bouteilles en plastique, de l’eau stagnante et une odeur d’égout (voir vidéo).

Une communauté abandonnée à elle-même

En Roumanie, on compte 2,5 millions de Roms. Présente presque partout en Europe, elle est la plus grande minorité du continent. Venus d’Inde il y a un millénaire, les Roms n’ont jamais été considérés comme des citoyens à part entière dans l’Union Européenne. Malgré des sommes colossales versées chaque année par des ONG et l’UE, rien ou presque ne semble changer.

Mugur, ancien chef de projet pour une grande agence de publicité américaine, est tombé sur cette communauté un peu par hasard. « J’ai commencé à m’y intéresser quand il y a eu ce scandale avec Sarkozy qui voulait les renvoyer de France. Pour les convaincre de repartir, il leur avait promis 300 euros», raconte-t-il, outré. Avec ses longs cheveux poivre et sel qui lui retombent derrière sa nuque, le photographe roumain ressemble à un aventurier au long cours. « Quand je suis allé les photographier pour la première fois, j’ai été tellement marqué que j’ai décidé d’y consacrer ma vie ». De ses années passées dans une grande multinationale, il a gardé deux traits de personnalité : il n’aime pas être contredit et possède une grande force dans le regard.

Dégouté par l’immobilisme des autorités roumaines et la corruption rampante qui gangrène les partis Roms, Mugur sent qu’il ne peut compter que sur lui. « Je le fais presque en vain, comme si ma vie en dépendait. Mais la couverture médiatique du sujet est inexistante. Médiatiquement, ces familles n’existent pas ». Exposé deux fois au festival « Visa pour l’image » de Perpignan, ses photographies sont plus reconnues en dehors de son pays d’origine. Au cours de notre rencontre, Tom et moi avons senti chez lui la frustration d’un homme qui se bat contre des moulins à vent.

A Eforia, il y a une dizaine d’années, vivait une quarantaine de famille roms. Aujourd’hui, suite aux expulsions répétées, ils ne sont plus qu’une quinzaine. Le maire de la ville a fait de la destruction de leurs maisons une promesse électorale. Les bulldozers n’auront pas beaucoup de peine à abattre ces quelques planches en bois. Mais ce qui frappe le plus, ce sont ces visages sales. En fait, tout est sale : les habits des enfants et des parents, la peau du cheval blanc derrière dans les fourrés, les poils du grand chien qui tourne comme une hélice. Comment pourrait-il en être autrement ? Sans accès à l’eau, la propreté n’est pas une priorité, même plus un souci. Pour Mugur, ces familles sont volontairement maintenues dans une pauvreté extrême. Résultat : personne n’a envie d’en faire des voisins, ni même des connaissances. On préfère ne pas les voir. Pour le photographe, cette « stratégie » commence par une exclusion du système éducatif. « Comment pourraient-ils scolariser leurs enfants s’ils ne savent même pas s’ils seront encore là demain ? » nous demande-t-il.

Une décharge pour maison

Après cette discussion, Cristina, mère de 7 enfants, nous entraîne par le bras. Elle veut nous montrer sa maison, un espace de moins de 5 mètres carré. Son mari Suleyman, l’œil hagard et vêtu d’un training fatigué, s’écrie : « Cet hiver, il faisait si froid que j’ai cru perdre un de mes enfants ». Nous montrant le reste du campement, il nous regarde l’air implorant : « Où est l’Europe ? Vous la voyez ici ? Dites-le moi».
Comme des millions de Roms, Suleyman et sa famille vivent dans des conditions si précaires qu’il nous semble soudain avoir quitté l’Europe. Nous montrant son bras droit paralysé, il ajoute : « Je veux travailler mais ici nous ne sommes bon qu’à collecter les bouteilles en plastique ». C’est en amassant des kilos de déchets plastifiés, payés 80 centimes d’euro le kilo, et en collectant la ferraille que Suleyman et les siens parviennent à subsister. Pendant que nous discutons avec Mugur et Suleyman, Cristina casse des œufs au-dessus d’une petite casserole usée. Autour d’elle, le grand chien blanc s’amuse avec les enfants. Leurs ventres ont faim, mais ils continuent à danser sur le manele, que crachent les hauts-parleurs d’une petite stéréo noire.

Un kilomètre plus loin, en direction de la Mer Noire, Mugur nous emmène voir le reste de la communauté. Installés à une cinquantaine de mètres d’une gigantesque décharge, 7 containers bleus sont posés là, au milieu des champs verts. Pour comprendre à quoi leur vie ressemble, il faut s’imaginer vivre dans une de ces grosses boites que l’on voit sur les bateaux de marchandises. Autour de ce décor surréaliste, se promènent des chevaux, des ânes et des chèvres.

Arrivé sur place, Mugur est immédiatement interpellé par une femme d’une quarantaine d’années, paniquée. Après quelques mots en roumain, elle se met à pleurer. Mugur nous explique la rumeur qui court: demain la police devrait venir tout raser. Maniant à la perfection la désinformation, les municipalités des alentours maintiennent ces familles roms en état d’alerte permanent. Bien lotis comparativement à la famille de Suleyman et Cristina, les habitants des containers ont un accès à l’eau grâce à un puits.

Alors que le soleil se couche, les familles se préparent au pire. Demain, à nouveau, des policiers pourraient détruire leurs maisons et avec elles l’ensemble de leurs possessions. Stoïques, les hommes du village sont néanmoins nerveux. Les enfants, eux, font de la corde à sauter avec un bout de plastique et utilisent des matelas crasseux comme trampolines. Lorsque nous leurs demandons ce qu’ils veulent faire plus tard (voir la vidéo) la plupart hésitent. Une chose est sûre, leur avenir ne peut pas être pire que le présent de leurs parents.