REPORTAGE

« Le Hacker Et La Prostituée : En Ukraine, Deux Visages De La Mondialisation »

Rédaction
Antoine Harari
Thomas Epitaux-Fallot
Année
2016

Notre voyage en Ukraine est l’occasion de faire le point sur la situation du pays plus de deux ans après la révolution de Maïdan. Géographiquement et idéologiquement, l’Ukraine pourrait être un pont entre l’est et l’ouest de l’Europe. Aujourd’hui pourtant, il symbolise plus que jamais la fracture de deux mondes.

Nous arrivons en Ukraine plus d’un an après l’accord de Minsk. Cet accord, signé en février 2015, est censé permettre un règlement global du conflit entre le gouvernement ukrainien à Kiev et les séparatistes à l’est du pays. Dans l’avion qui nous mène à Odessa, Antoine me demande où en sont les pourparlers. Depuis que l’on entend moins parler des tirs de mortier dans la presse, mon attention s’est détournée. Ce que nous découvrirons plus tard, c’est que les balles continuent de siffler. Depuis le début 2016, plus de 600 soldats ukrainiens sont morts au combat. Du côté des séparatistes on ne communique pas les pertes.

Alors que nous survolons le Dniepr, ce gigantesque fleuve qui coupe l’Ukraine en deux sur plus de 1000 kilomètres, nous tentons, Antoine et moi, de faire le point sur le conflit. En février 2014, nous nous souvenons de la révolution de Maïdan. Le peuple s’empare de la place de l’indépendance à Kiev. Le président d’alors, Victor Ianoukovitch, tente de disperser la foule par la force. Après des affrontements qui feront 82 morts, le parlement vote la destitution du président. L’Ukraine est à reconstruire.

À l’est, une partie du pays ne soutient pas la révolution. Quelles sont les villes séparatistes ? On se souvient de Donetsk et Lougansk. Ces deux villes sont les capitales des Oblast (régions) du même nom. Dans les mois qui ont suivis le soulèvement populaire, elles créent des républiques indépendantes. Plus au sud, on se rappelle aussi de Marioupol sans se souvenir si celle-ci est une ville sécessionniste ou non. Quel est le statut, deux ans plus tard, de ces villes proches de la Russie ? Quelle est l’avancée des réformes ? Qu’en pense la communauté internationale ?

La première impression que nous donne Odessa est celle d’une ville peu concernée par le conflit. Au bord de la mer Noire, le littoral tourne le dos au reste du pays. Sur les plages, locaux et touristes russes remplissent les impressionnants complexes hôteliers. La ville construite à la fin du XVIIIème siècle par Catherine II, ancienne impératrice de toutes les Russies, est paisible. Ses rues sont pavées, ses arbres centenaires, son architecture méditerranéenne : on la surnomme la perle ukrainienne. C’est ce décor que Vladimir Garbuz est venu chercher. Ce jeune hacker de 25 ans a quitté la très industrielle Donetsk pour suivre une fille. C’est finalement de la ville dont il tombe amoureux. Solidement installé sur ses jambes, Vladimir parle un anglais parfait, sans accent. Au cours de ses études d’informatique à l’université de Donetsk, il résout les problèmes avec des solutions auxquelles les professeurs n’avaient pas pensé. On lui dit de ne pas trop la ramener, il se forge une idée : « je me débrouillerai mieux tout seul ».

Quelques années plus tard, il fonde sa société dans le domaine de la sécurité informatique ; Softseq. Les compagnies font appel à lui pour tester la résistance de leur système aux attaques des pirates informatiques. En quelques mois sa compagnie se fait un nom, il engage quatre nouveaux hackers. « Les hackers russes et ukrainiens sont parmi les meilleurs au monde » estime-il. Lorsqu’il vous écoute, Vladimir semble traquer la moindre faille dans votre système de pensée. Il a une longueur d’avance sur son interlocuteur et avant que je ne lui pose la question, me répond qu’il ne soutient pas la rébellion. C’est pour cette raison que sa famille a dû quitter Donetsk pour Kiev dès les premiers bombardements. Peu de temps avant notre entretien, Vladimir est retourné dans son ancien appartement pour y récupérer des documents. Il a trouvé sa cuisine éventrée par un obus.

Son avenir, il ne l’imagine pas en Ukraine. Son horizon c’est la Californie. C’est là-bas qu’il a installé le siège de sa société. Bénéficiaire d’un visa « business », le jeune entrepreneur fait la navette entre les deux continents. Objectif : être millionnaire avant 30 ans. « Ce n’est pas l’argent qui m’a d’abord intéressé. Je travaille dans un domaine qui me passionne. Et quand j’ai réalisé que je pouvais faire beaucoup d’argent, c’est devenu encore plus intéressant ». Le domaine de l’IT (Technologie de l’information) connaît une croissance mondiale de son chiffre d’affaire de 20 % par année. Dans cette course, l’est de l’Europe a une longueur d’avance. Mais dans la tête de Vladimir, c’est déjà presque du passé. Il pense au prochain marché. En finissant son deuxième Mojito sans alcool, il écoute ma dernière question qu’il connaît certainement déjà. « Quel est le marché de demain? ». Et comme si tout était à sa portée, il me lance : « L’espace ».

La nuit tombe sur Odessa et son labyrinthe de rues. La Lexus GS 350 noire de Vladimir s’éloigne sur la rue Derybasivs’ka au centre ville. Plus loin, dans les rues décentrées sans éclairage public, l’obscurité s’installe. À l’extrémité du parc Tamozhennaya, les grandes portes de fer bloquent l’accès au port commercial de la ville. Depuis une petite tourelle, on peut apercevoir les conteneurs empilés le long d’un système de rails et de grues. Le port d’Odessa est l’un des principaux point de transit pour le pétrole et le gaz. Après la révolution de Maïdan, Mikheil Saakachvili, ancien président de la Géorgie et actuel gouverneur de l’Oblast d’Odessa, nomme Yulia Marushevska comme directrice des douanes. Cette jeune étudiante de 26 ans était devenue célèbre grâce à une vidéo Youtube favorable à la révolution. Sans expérience, la tâche de la jeune femme est immense: sur le port d’Odessa, de nombreux containers ne sont jamais enregistrés et un bon milliard de dollars de taxes échappe à l’Etat ukrainien chaque année. En nommant une figure de la révolution, le gouvernement contente l’opinion publique.

Incontestablement, le pays s’est maintenant tourné vers l’ouest. Mais les dirigeants européens, Angela Merkel et François Hollande en tête, exigent des réformes politiques drastiques. Ils reprochent notamment à Kiev de continuer de favoriser l’oligarchie au détriment de la jeune garde réformiste issue de Maïdan. De plus, lL’apparition du président Petro Prorochenko dans la liste des Panama Papers n’a rien arrangé aux affaires. L’Europe trop impatiente ? Comment attendre de l’Ukraine si proche de la grande Russie, joyau de l’URSS une transition irréprochable, se demande Le Monde dans un article daté du 17 avril 2016 ? Sur le plan économique aussi l’Ukraine dépend dorénavant des occidentaux. Privée de son bassin houiller à l’est du pays et de ses retombées économiques, la marge de manœuvre du gouvernement ukrainien est quasi inexistante. En août de l’année 2015, il avait déjà évité le pire en repoussant les séparatistes aux portes de Marioupol. Cette ville restée en main des ukrainiens est l’un des poumons économiques du pays. Ses aciéries emploient plus de 40’000 personnes et son port offre des débouchés importants sur la mer Noire. Aujourd’hui la survie de son économie doit beaucoup au FMI (Fonds Monétaire International). En février dernier, Christine Lagarde a menacé de geler les futurs prêts prévus par le plan d’aide de 17.5 milliards de dollars accordé en mars 2015 en contrepartie de réforme en profondeur. La directrice générale du Fond regrette des lenteurs dans la lutte anti-corruption.

À quelques encablures du port, le long des grandes allées, des filles en talons hauts et mini-jupes attendent sur le trottoir. Lorsqu’une voiture s’approche d’elles, elles se penchent à la fenêtre sous l’éclairage d’un faible lampadaire. Parfois la voiture poursuit son chemin, parfois la fille monte à bord. Odessa est un carrefour bien connu du commerce sexuel. Dans un article publié en 2011 par le Guardian, la ville est décrite comme une plaque tournante du trafic d’êtres humains. En été, des milliers de femmes rejoignent le marché du sexe à Odessa. Certaines y sont contraintes, d’autres déçues de leur emploi précédent ou totalement désespérées. Toutes recherchent l’argent facile, beaucoup finissent prisonnières de leur « mamachka », sorte de «pimp » féminin.  Odessa est une plaque-tournante de la prostitution. Des trafiquants de tout horizons viennent faire leur marché dans cette ville balnéaire et ramènent leurs proies au quatre coin de l’Europe.

Sasha a 21 ans. Elle a commencé à faire le trottoir il y a deux semaines. Ce soir, elle a déjà gagné plus d’argent qu’en un mois de travail à la plonge dans un restaurant. En fait, son salaire mensuel d’avant, environ 13 euros, elle le remplace par un « Blow Job » (fellation). Si elle passe la nuit avec un client, c’est presque six mois de son ancien revenu qu’elle empoche. « On a découvert une tumeur à mon enfant. Cet argent, c’est pour payer les frais de la chirurgie » raconte la jeune femme. Et comme dans les histoires les plus tristement banales, elle ajoute que le père de l’enfant l’a quittée peu après sa naissance. À ses côtés, Ana, 23 ans. Petite, le visage pétillant, elle a pris Sasha sous son aile depuis que cette dernière s’est fait rejetée par un groupe « d’anciennes ».

Complices, elles se lancent des blagues, assises sur un petit banc au milieu du parc. Comme des proies faciles, les moustiques profitent de leurs tenues légères pour les piquer. Plus loin, un groupe de jeunes hommes se partage une bouteille qu’ils boivent au goulot. Les deux femmes racontent qu’elles n’ont pas grandi à Odessa. Elles sont venues pour y travailler. Ana ne pensait faire le trottoir que quelques semaines, ça fait maintenant cinq ans que ça dure. « Ma mère travaillait dans une usine de textile comme couturière. Je n’ai pas connu mon père. Un soir, je suis descendue dans la rue, j’ai demandé les tarifs à d’autres filles et j’ai commencé. Je ne voulais pas avoir la même vie que ma mère ». Ana raconte encore, comme si c’était les risques du métier, qu’elle s’est fait frapper à plusieurs reprises par des clients.

Retour à Kiev. Nous marchons sur l’avenue Khreschatyk en direction de la place de l’indépendance. Pour nous distraire, on s’amuse à déchiffrer les « unes » des journaux qu’on trouve sur les devantures des magasins. Un mot attire notre attention : ОБСЄ. En français, OSCE; Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe. C’est elle qui, à bout de bras, maintient le cessez-le-feu à l’est du pays. Comme le raconte un correspondant du Monde à Zaïsteve, plus de 800 hommes venus d’une quarantaine de pays sont chargés de répondre aux récriminations des civils et d’évaluer le respect par les deux camps des accords de Minsk. Selon le journaliste, la situation à ce poste-frontière est peu encourageante. La zone de Zaïtseve fait partie des plus disputées des 425 kilomètres de front. Les forces séparatistes et les soldats ukrainiens sont parfois distants d’une cinquantaine de mètres seulement. Sur place, l’OSCE doit mentionner dans son rapport toute violation de cessez-le-feu. Le journaliste du Monde s’interroge: « Que comptabiliser comme violation ? Un seul tir d’arme automatique ou dix minutes d’affrontement à l’arme lourde ? » Plus difficile encore: « Comment savoir d’où vient un tir? Comment savoir qui a commencé ? ». Au final, les hommes de l’OSCE s’en remettent à leur propre évaluation de la situation. Et à ce petit jeu, les conclusions sont plutôt négatives pour Kiev. « Ce constat est d’autant plus problématique que la dégradation de la situation sécuritaire est le principal argument utilisé par les autorités ukrainiennes pour justifier le retard pris dans la mise en oeuvre du volet politique des accords de Minsk » en conclut le journaliste. En revanche, l’organisation d’élections locales dans le Donbass, elle, est largement sabotée par le camp séparatiste qui refuse toujours d’y voir participer les partis politiques ukrainiens. Toujours selon l’article du Monde, les munitions retrouvées sur le terrain accréditent également la thèse des occidentaux selon laquelle Moscou continue à alimenter la machine rebelle.

L’Ukraine dans l’impasse ? Politiquement, la reconstruction du pays est à l’arrêt. D’un côté les instances européennes veulent profiter de la situation pour en faire un pays à leur image. De l’autre, la Russie refuse de faire ce plaisir aux occidentaux. Obligée de choisir un camp, l’Ukraine se déchire. Historiquement, la Russie s’est comportée tout au long du XXème siècle comme un grand frère tantôt pilleur (l’Ukraine a été le grenier et la base arrière de l’industrialisation de l’URSS sous Staline) tantôt protecteur (l’armée rouge libère l’Ukraine de l’invasion allemande en 1944). Elle cherche aujourd’hui à trouver un chemin qui lui est propre. Faudra-t-il créer une fédération en Ukraine ?